Michel Balavoine
Drs Grégory Cunningham et Jesus Arroyo
Contrôles administratifs, baisses de prix, burn-outs en cascade. De plus en plus, partout, on entend dire qu’être médecin est devenu plus difficile et moins alléchant pour les prospects. Les médecins ont-ils perdu la foi ? Entretien croisé avec deux experts médicaux aux opinions différentes sur l’avenir de la médecine. Dr Grégory Cunningham, jeune médecin spécialiste, et Dr Jesus Arroyo, généraliste qui a connu plus d’une réforme.
Comment et pourquoi êtes-vous devenu médecin ?
Dr Jesus Arroyo (JA) – Je pense qu’il est difficile de savoir pourquoi nous faisons certains choix quand nous sommes jeunes. Mais pour la médecine, je pense qu’il y avait cette volonté intrinsèque d’aider au départ, de devenir une sorte de « Saint-Bernard » ! Mon parcours personnel était original. J’ai commencé au Pays basque et c’est la situation politique instable qui prévalait alors qui m’a amené en Suisse. J’ai d’abord été infirmière à l’hôpital psychiatrique de Prangins puis à l’hôpital psychiatrique de Bel-Air. J’ai ensuite poursuivi mes études de médecine à Genève. Cette formation initiale d’infirmière a été centrale dans ma conception du métier : elle m’a appris l’humanité dans ma relation avec les patients et dans la gestion des équipes de soins, ainsi que le respect du travail de chacun.
Dr Grégory Cunningham (GC) : Mes parents sont tous deux médecins, mais j’étais prédestiné à une carrière de pianiste. Mais au cours de mes dernières années d’adolescence, j’ai développé une fascination particulière pour le fonctionnement du corps humain. J’ai donc commencé mes études de médecine. Ce n’est qu’en étudiant et en pratiquant la médecine que c’est devenu une vocation, en particulier la chirurgie orthopédique avec un accent particulier sur la chirurgie de l’épaule : j’ai trouvé que c’était un domaine pratique et créatif, tant dans l’aspect applicatif de la profession que par la recherche scientifique.
On dit souvent que les jeunes sont moins motivés qu’avant… Qu’en pensez-vous ? Le métier et les personnes qui l’exercent ont-ils changé ?
GC – Socrate se plaignait déjà du manque de motivation de la nouvelle génération il y a plus de 2000 ans, et le monde fonctionne toujours. Je constate cependant qu’il y a une certaine démotivation pour la médecine dans la nouvelle génération, car le travail du jeune interne devient de plus en plus ingrat. Théoriquement, les heures supplémentaires sont mieux contrôlées et mieux rémunérées, mais en pratique, cela reste discutable. Les contraintes à l’autonomie des médecins et la charge administrative augmentent, même si paradoxalement, les administrateurs sont de plus en plus nombreux. Ce qui est sûr, c’est que cela crée un écart entre le médecin et le patient, qui se creuse de plus en plus. Sur la base de mon expérience, je peux estimer qu’un stagiaire (en tout cas) passe 70 % de son temps à faire du travail administratif sous diverses formes. Les démarches administratives deviennent également une véritable charge pour la recherche. Soumettre un simple protocole d’étude devient parfois plus long et plus difficile que la réalisation de l’étude elle-même.
JA – Je pense aussi que la médecine est devenue plus bureaucratique. Nous vivons dans une société obsédée par le désir de certitude et d’assurance de toutes sortes. Vous devez remplir des formulaires tout le temps, vous cacher derrière un ordinateur plutôt que de passer du temps avec votre patient. C’est dommage car la relation médecin-malade est la base de la médecine. Mais il est difficile de lutter contre cette évolution sociétale que l’on voit partout. Le monde devient managérial, la médecine aussi : on traite les patients en équipe, on délègue des tâches et, par conséquent, les responsabilités de chaque médecin sont diluées. Le problème est que le travail d’équipe est devenu un objectif en soi plutôt qu’un moyen d’atteindre une fin.
Comment voyez-vous la relation médecin-patient dans votre pratique quotidienne ?
GC – Aujourd’hui, l’accès des patients aux informations médicales est extrêmement facilité par les médias, notamment Internet. Il est fascinant de voir ce que les patients savent de leur santé et à quelle fréquence cette connaissance facilite la communication. De plus en plus de patients viennent me voir avec des questions précises sur le type de matériel qui sera implanté ou la technique que je vais utiliser pour réparer leur coiffe des rotateurs, etc. Certains ont même visionné des vidéos en ligne de l’intervention. Bien sûr, le phénomène peut être à double tranchant, nous mettant en position de n’être qu’un simple prestataire de services. Les patients peuvent promouvoir le tourisme médical en consultant plusieurs médecins jusqu’à ce qu’ils obtiennent le traitement qu’ils jugent le plus approprié pour eux. A nous de savoir où et quand fixer des limites. Mais je suis plutôt optimiste quant à ce changement de paradigme dans la relation médecin-patient.
JA – Pour moi, je trouve que les patients sont devenus beaucoup plus exigeants ! Aujourd’hui, nous devons répondre aux patients par e-mail (j’ai trois adresses e-mail…), par téléphone et WhatsApp, que vous emportez avec vous même lorsque vous allez aux toilettes ! Il ne s’agit pas de nier que la technologie a apporté de réels progrès, y compris les possibilités de formation continue des médecins. Mais cela vient aussi avec son lot de problèmes. Elle est censée responsabiliser le patient, le mettre au « centre » du processus décisionnel, comme cela est attendu sur la base de la théorie actuelle de la prise en charge du patient. Quelle intention louable. Avant, le patient était le point « d’intérêt ». L’idée d’en faire le « centre » de soins est venue plus tard. Mais avec les exigences excessives du « travail en équipe » et ses contraintes, la relation directe avec le patient devient souvent secondaire.
L'avenir de la médecine vous préoccupe-t-il ?
GC – Je pense qu’il y a quelque chose à craindre. Le caractère libéral de notre profession est de plus en plus menacé : Nous sommes dans une période de coupes budgétaires à tous les niveaux, et les médecins sont des cibles faciles car trop occupés et désunis pour défendre efficacement leurs intérêts communs, contrairement aux compagnies pharmaceutiques ou d’assurance. Si nous voulons rester des interlocuteurs sur un pied d’égalité avec le lobby des assurances, les cliniques et les hôpitaux – sans parler d’un conseil fédéral de plus en plus interventionniste – nous n’avons pas le choix : nous devons être unis.
JA – Je ne suis pas inquiet, mais l’avenir de la médecine sera celui que les médecins voudront qu’il soit ! Ce sont eux qui détiennent ce pouvoir, d’après tous les sondages effectués sur les réseaux. Mais pour que cela fonctionne, nous devons accepter de travailler ensemble et de financer des structures professionnelles pour nous défendre politiquement. L’une des choses qui m’inquiète le plus est le fait qu’il existe aujourd’hui une concurrence malsaine entre les médecins. Quand le corps médical est attaqué, tout le monde monte au front, certes. Mais au-delà de ces brillantes actions collectives, la profession manque de cohésion et s’engage dans une guerre fratricide entre « ego », amplifiée par la question des salaires de chaque spécialiste. Les médecins doivent se rendre compte que leur force ne peut s’exercer qu’en mettant leurs énergies ensemble. Ce sont eux qui détiennent la clé pour remodeler leur profession et imposer leur vision d’une pratique médicale professionnelle et équitable pour tous. L’évolution actuelle de notre profession est certes complexe mais je n’ai jamais regretté d’être médecin.